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Episode 9 – Christophe Leloil & Rob Clearfield

Il est des rencontres dont l’évidente alchimie est instantanément mise au service d’une musicalité sans faille : celle du trompettiste Christophe Leloil et du pianiste Rob Clearfield en fait partie.

Bonjour Christophe et Rob, pourriez-vous vous présenter aux auditeurs qui ne vous connaissent pas encore ?

C : Je suis Christophe, je suis un normand exilé à Marseille depuis 20 ans. Je joue de la trompette, je fais des disques, des concerts, j’enseigne aussi… avec suffisamment de bonheur pour avoir partagé des expériences musicales avec quelques uns des artistes que j’admire le plus dans l’histoire de cette musique (il y a une bio sur mon site au besoin).

R : Je suis Rob, j’ai grandi dans la région de Chicago, où j’ai habité jusqu’à mon installation en France en 2019 (d’abord à Paris, puis à Marseille depuis un peu plus d’un an). Je joue du piano, je compose ; je fais aussi des concerts, des disques, des tournées, normalement jouant la musique de mes collègues, mais de plus en plus souvent ma propre musique aussi.

Vous avez formé il y a quelque temps le duo « Blue » avec lequel vous avez déjà parcouru quelques scènes, comment cette rencontre s’est-elle produite ? Vous connaissiez-vous avant de former ce duo ? 

C : Je laisse Rob raconter la rencontre, par le truchement d’un réseau social bleu (d’où le nom initial du duo, mais qu’on a préferé mettre de côté pour la suite). J’avais vu passer son nom dans le line up de Makaya McCraven ou Itamar Borochov, et dans le 5tet de Benjamin Sanz, ce qui semblait indiquer qu’il avait migré en France. Bonne nouvelle !

R : Moi, j’ai connu Christophe en arrivant à Marseille l’année dernière. En annonçant mon déménagement sur les réseaux sociaux, un ami en commun m’a donné les coordonnées de Christophe. On a fait une session et ce soir-là, il m’a proposé ce projet de duo.

Parmi les trois morceaux que vous nous interprétez aujourd’hui, il y a deux compositions de Christophe et une de Rob. Sont-ce des morceaux écrits spécialement pour ce duo ou arrangés pour l’occasion ? Quelle est l’histoire de ces morceaux (car il y en a toujours une…) ?

C : Oui, il y a des titres que j’ai écrits spécifiquement pour dialoguer avec Rob, mais pas parmi ceux joués aujourd’hui. Il y aurait beaucoup à dire sur « Val verde », et sa construction. Disons seulement que c’est un lieu qui compte beaucoup pour moi, et que du coup j’ai proposé ce morceau dans divers ensembles : ce duo, le trio de Don Moye, le 4tet avec Perrine Mansuy, Pierre Fenichel et Fred Pasqua… c’est d’ailleurs avec eux que j’ai étrenné (et baptisé) « Lu (et…) », lors d’un de ces concerts marseillais que proposait l’équipe du JAM dans un lieu dingue… J’avais dit au public qu’on lisait la partition et qu’ils pouvaient l’approuver. 

R (EN) : Like Christophe, I’m now composing new songs specifically for our duo. This piece Tragedy, I had already written, but never performed before. As the title suggests, the song is meant to be sad, haha, it’s kind of a dirge. Often in my writing, I strive for strong emotional content; I get a lot of inspiration from cinema or sometimes literature for this. I was reading The Sun Also Rises by Ernest Hemingway (who is from the same town where I grew up and also lived in France as a young adult); there is a long section of the book about bullfighting. I was thinking about the brutality of the injuries that can happen there, and how bizarre it is to have that be part of a public spectacle. It made me think also of the great film « Talk to Her » by Pedro Almodóvar, where there is a bullfighter who gets dramatically injured. Almodóvar is great at evoking those grand, operatic emotions, while still keeping things intimate with the central characters. I hope to channel some of those feelings in this composition.

R (FR) : Comme Christophe, je compose maintenant des morceaux dédiés à notre duo. J’avais déjà écrit le morceau « Tragedy » mais ne l’avais encore jamais joué en public. Comme le titre le suggère, c’est un morceau de nature triste, haha, presque funèbre. Lorsque j’écris, je m’efforce de transmettre une émotion forte : le cinéma m’inspire beaucoup, la littérature également. J’ai lu « Le soleil se lève aussi » d’Ernest Hemingway (qui est originaire de la ville où j’ai grandi et a également vécu en France dans sa jeunesse) : il y a un long passage à propos d’un combat de taureaux. Cela m’a fait penser aux terribles blessures causées par ces combats, et à quel point cela peut être bizarre d’assister à un tel spectacle. Cela m’a également fait penser au film culte « Parle avec elle » de Pedro Almodóvar, où un toreador est grièvement blessé. Almodóvar évoque admirablement ces émotions lyriques et intenses, tout en parvenant à nous inviter dans l’intimité des personnages principaux. J’espère avoir réussi à canaliser ce genre de ressenti avec cette composition.

Qu’est-ce qui change dans votre approche lorsque vous jouez à deux, plutôt que dans un groupe avec une rythmique ? 

C : Pour moi il y a une forme d’exigence, d’engagement impérieux dans le dialogue du duo. La responsabilité de chacun dans la tenue des débats est d’autant plus forte qu’on est que deux, l’interaction est immédiate, forte… Mais on peut être encore plus dans le contrôle du son, dans le sens du détail. 

Quand on vous écoute, on sent une forte personnalité dans le jeu de chacun mais également un terrain d’entente (ou plutôt d’écoute) naturel et spontané. Qu’est-ce qui vous attire le plus dans cette formule du duo  (en dehors de pouvoir se réunir plus facilement qu’avec un quartet ou quintet 😉 )? 

C : La liberté et le risque ! Ce qui est fou avec Rob c’est qu’il comprend tout ce que je fais avant que je le fasse. Il a une intelligence, une culture et une sensibilité musicales telles que le dialogue est toujours plus riche et pertinent que ce que j’espérais. Encore une fois le duo permet ça : un interplay instantané, sans filet… être totalement soi, en empathie avec l’autre. La triche est impossible. J’adore ça.

R : Oui, la triche est impossible, exactement !

Ce dialogue piano/trompette, et plus largement piano/ »soufflant » fait penser à quelques duos de renom (Mehldau/Redman, Rava/Hersch…) Est-ce que certains de ces duos vous ont inspiré en particulier ?

C : Bien sûr, comme beaucoup de ce qui nous passe en travers des oreilles ! Pour les duos piano/trompette, j’ai aussi en mémoire des albums merveilleux de Tom Harrell avec Dado Moroni ou Jacky Terrasson, de LeLann avec Michel Grailler, ou le crépusculaire « Diane« , de Chet Baker et Paul Bley… ce sont des disques de Standards, le dialogue s’y établit autour d’un patrimoine. Là ce qu’on fait est un peu différent même si on aime parsemer nos sets de morceaux du répertoire (Mingus, Donald Byrd…).

R (EN): Two live shows that influenced me a lot in my approach to duo playing: Several years ago in Chicago I saw Ben Wendel’s quartet with Gerald Clayton on piano. For the encore, they played a standard as a duo, which blew me away. I would love for them to make a duo record! A few years later, I was in New York and I saw Sullivan Fortner playing with a great vocalist named Vuyo Sotashe. Sullivan has so many different textures and approaches to rhythm and time-keeping available to him, I never missed any part of the rhythm section. It was an incredible show, really a masterclass on how to be a one-person rhythm section.

I’ve done a lot of duo playing over the years, with singers, with horn players, with bassists…. For a long time, I didn’t feel comfortable without bass. I couldn’t accept the space that’s inevitably there, especially when it’s time for me to solo. I would try to play too much, or too loud, or too frantically. I still struggle with that, but I’m getting better at it, and playing more frequently in this project with Christophe has helped a lot.

R (FR) : Il y a deux concerts qui ont énormément influencé mon approche du duo : il y a plusieurs années, j’ai vu à Chicago le quartet de Ben Wendel avec Gerald Clayton au piano. Pour le rappel, ils ont joué un standard en duo qui m’a vraiment retourné. J’adorerais qu’ils fassent un enregistrement en duo ! Quelques années plus tard, j’étais à New-York et j’ai vu Sullivan Fortner jouer avec un excellent vocaliste qui s’appelle Vuyo Sotashe. Sullivan a une palette de textures et d’idées rythmiques tellement large, combinée à un « time » tellement solide : j’étais captivé par cette section rythmique. Un concert incroyable, une vraie masterclass sur la façon d’être une section rythmique à lui seul.

Au cours de ma carrière, j’ai beaucoup joué en duo, avec des chanteurs et chanteuses, des soufflants, des bassistes… Pendant longtemps je ne me sentais pas à l’aise sans une basse. Je n’arrivais pas à accepter l’espace qui se produit inévitablement, notamment lorsque c’était à moi de prendre un solo. J’essayais de jouer tout le temps, trop fort ou trop frénétiquement. J’ai encore du mal avec ça, mais je m’améliore et jouer plus souvent ce projet avec Christophe m’a beaucoup aidé.

La rumeur d’un album va bon train, avez-vous des informations inédites à nous communiquer à ce sujet ?

C : Non ! On en parlera quand ça sera là, mais il y a de belles perspectives. C’est en partie grâce aux amis d’Arts & Musiques, la boîte de prod’ qui prend grand soin de mes projets.

Pour terminer, la question devenue rituelle : vos 3 albums d’île déserte ?

C : Je ne suis pas capable de répondre à ça. Mais il y a des albums qui ont compté plus que d’autres dans mon parcours, dans la discographie de Miles, de Joni Mitchell, de TOUS en fait… un album c’est une rencontre dans l’existence, c’est un moment dans une vie d’auditeur et de musicien, c’est à la fois fugace et impérissable.

R : Difficile de ne choisir que 3 ! Aujourd’hui, je prendrais:

Wayne Shorter – Speak No Evil

Ben Monder – Hydra

Stevie Wonder – Innervisions

Un dernier mot pour finir ? 

C : Merci pour ce moment !

R : Merci à vous de nous inviter !

Christophe

Rob